Exposition Médecine Traditionnelle


  • De la technique en thérapeutique traditionnelle

    Il peut sembler dérisoire de vouloir traiter des problèmes d'un individu ou d'un groupe d'individus à partir des seules considérations sociales, éthiques, médicales de notre époque et relevant du groupe dominant, c'est à dire de la société occidentale contemporaine, sans prendre en compte les racines culturelles et religieuses de l'individu ou du groupe concerné. L'ethnologue est à même d'observer et de décrire les interactions existant entre les techniques utilisées et mises en œuvre par les tradipraticiens et la modélisation qui en découle. Il est ensuite apte à les assimiler par lui-même "afin d'éprouver dans les profondeurs de son être" ce qui en découle, et que le tradipraticien a éprouvé lui-même au commencement de son apprentissage. Son travail ne consiste pas à dire ce que c'est, ce qui serait une approche bien hypothétique du réel : ce que c'est par rapport à quoi, à quel système de pensée ? Certainement la sienne, partie d'un tout, mais partie et en cela réductrice de sens. Un des grands problèmes de compréhension rencontrés par les ethnologues / anthropologues au cours de leurs études sur les phénomènes de sorcellerie et de guérissage provient du fait qu'ils ne font qu'observer et retranscrire dans leur propre culture, ce qu'ils ont cru percevoir et comprendre. Il est possible qu'il y ait là l'émergence d'une fonction de récupération en vue de consolider les croyances et valeurs de leur propre monde. L'art du tradipraticien consiste à expérimenter, manier des techniques qui lui ont été transmises dans la même sphère d'influences culturelles que la sienne. C'est pourquoi il nous semble important de témoigner en faveur d'une ethnologie "participative", contrairement aux préconisation de la plus grande partie de l'école française structuraliste, qui prône un prudent retrait "objectif" et continue à se référer à ses propres critères, garants du "vrai" à ses seuls yeux. Mais l'un n'empêche pas l'autre. Nous nous trouvons en fait devant une antinomie dont les termes relèvent de deux ordres distincts car se situant dans des approches temporelles différentes.


    On pourrait croire que les thérapeutiques traditionnelles ont pour objet de substituer la notion de responsabilité personnelle par la mise en cause d'un tiers : homme, esprit, démon, influence spirituelle... En fait, il n'en est rien. Il s'agit simplement, tout en tenant compte de celle ci, de proposer une ou des portes de sortie par l'introduction d'un rite, pouvant sembler incongru, créant ainsi une rupture dans un temps d'habitude linéaire. Cette rupture a pour objet d'introduire à un temps mythique l'être, au-delà de la notion même de personne, en le dépouillant de cette enveloppe que l'on nomme précisément "personne" (1). Cette libération, selon le degré ou le niveau à laquelle elle s'effectue, croyances, valeurs, identités, entraînera des répercussions sur tous les niveaux inférieurs, les réorientant de manière décisive et radicale car dramatique.


    L'origine de chaque technique d'attaque et de cure remonte à un mythe fondateur, transmis de génération en génération (mode horizontal) ou reçu d'une puissance non humaine (mode vertical). Même si par la suite, le mythe fondateur était oublié au niveau de la conscience du tradipraticien, il est possible de constater que le fondement demeure implicite au niveau inconscient et peut à tout moment ressurgir sous des formes les plus diverses. De ce fait, le tradipraticien dispose d'une certaine latitude d'innovation en matière de technique, dans les limites des règles prescrites reçues au moment de la transmission du don. La technique et le fait que le tradipraticien ait reçu le don par transmission sont considérés comme garants de l'efficacité de la thérapeutique mise en œuvre. La croyance du malade n'est pas prise en compte. En tradition chrétienne, il est parfois nécessaire que ce dernier ait été baptisé, ce qui n'est d'ailleurs pas considéré comme une croyance mais plutôt comme un rattachement à un cône d'appartenance qui est commun aux protagonistes. Que le malade croie ou non à l'efficacité de la thérapeutique n'a pas d'incidence dans l'esprit du tradipraticien, et celui-ci n'y attache aucune importance. Il convient donc de distinguer croyance individuelle et règle de transmission.


    La technique en thérapeutique traditionnelle consiste à activer un système logique mais non rationnel de cause à effet, en vue de créer des interactions puissantes entre les parties inconscientes concernées de l'individu, sa personne, ainsi que les membres de sa famille ou de sa communauté. Si une partie de la technique thérapeutique est "visible" par l'individu et sa communauté, il convient de souligner que les actes thérapeutiques essentiels restent dans le domaine du mystère. La notion de mystère pourrait bien avoir pour effet de laisser les choix les plus appropriés s'effectuer librement au niveau inconscient. On est en cela proche de l'hypnose ériksonnienne : il s'agit de capter la conscience par des paroles, des gestes, la manipulation d'objets, alors que l'essentiel s'adresse à l'inconscient sous forme d'inductions spécifiques et non spécifiques.


    LES PROCEDURES


    Une des différences majeures entre le monde des thérapies savantes et celui des tradipraticiens est que chez ces derniers, toute action, tout traitement sont déterminés par un jeu d'influence qui semble, au premiers abord, émaner directement et uniquement du tradipraticien. Car celui-ci se présente revêtu de l'autorité du pouvoir qu'il a reçu par le moyen de la transmission et que sa communauté lui a conféré par le moyen de la reconnaissance sociale. Ainsi, dans le diagnostic, ce n'est pas le patient qui interprète ses songes, ses visions, tel ou tel élément remarquable et auquel il attache un sens (le signe), dessin, figure, objet rencontré comme ce serait le cas dans une analyse, mais c'est bien le tradipraticien qui agit seul. Mais croire qu'il n'en est qu'ainsi serait méconnaître les mécanismes de la communication dans le domaine des thérapeutiques


         Etablissement du rapport    >    Reconnaissance des partenaires, acceptation du rôle de chacun


         Recueil d'informations    >    Vérification de l'état présent, de l'état désiré, de l'environnement


         Déroulement de la technique de cure    >    Travail d'associations, de dissociations, d'inductions


    Autant les thérapeutiques savantes vont s'attacher au contenu, principalement contenus verbaux, autant les techniques traditionnelles vont quant à elles s'intéresser au contenant, c'est-à-dire à la forme donnée par le patient, et la modifier brutalement et rapidement au moyen d'une procédure pouvant apparaître comme incongrue, incluant l'utilisation de la parole, d'objets divers permettant à la partie concernée de déclencher des processus associatifs sur le mode analogique, transformant le contenant et plus encore le changeant parfois complètement. On pourrait aussi dire en résumé que la pratique traditionnelle consiste en "l'art de poser l'intention et de relâcher l'attention".


    Un certain nombre de processus mentaux sont utilisé en matière de thérapeutiques traditionnelles :

    - le tradipraticien invite le patient à prendre la responsabilité de ses actes concernant sa santé à recouvrer (référence interne).

    - il est aidant de croire que le mal est une entité qu'on peut transférer, et que la maladie peut disparaître ainsi (opérateur modal de possibilité).

    - l'orientation vers l'avenir complète la croyance en la possibilité de guérison (cadre temporel : le futur).

    - le sujet ressent et tient compte de ses sensations (associé…). Il projette sur un objet qu'il a préalablement reconnu ces mêmes sensations (…et dissocié).

    - la mise en œuvre d'un rituel où le patient est participant lui permet de rechercher la guérison (orienté vers une recherche dynamique active).


    Les procédures consistent principalement en des inductions lancées par le tradipraticien, qui sont contraignantes, car elles poussent à agir. Il est possible de les classer en trois catégories :

    1°) La possession / inversion


    "Si les démons [les esprits] peuvent entrer, c'est qu'ils peuvent aussi sortir". Et s'ils sortent, c'est que le patient est guéri, et dès lors il suffit de colmater la brèche par laquelle ils sont entrés. Il s'agit de l'utilisation d'une technique de leurre qui a pour objet d'inverser un processus pathologique.


    2°) La médiation


    Ceci renvoie à la théorie des parties : une partie exerce une activité prépondérante à l'intérieur de l'être, sans se soucier des autres parties et sans lien avec l'ensemble composant l'individualité. Le tradipraticien pose alors le principe des espaces multiples dans le monde autre et dans ce monde : monde des humains / monde des esprits, monde des hommes / monde des sorciers, etc. Il devient nécessaire de trouver un opérateur susceptible d'effectuer la médiation entre ces mondes. Il doit être qualifié afin de pouvoir voir, entrer en transe, communiquer avec les esprits, bref avoir reçu la qualification par transmission verticale ou horizontale

    La médiation consiste en une technique de manipulation du monde autre, en présence du patient, jusqu'à ce que ce dernier le fasse sien et, ce faisant, modifie ses propres contenus, ce qui conditionne le changement thérapeutique.


    Lorsque l'un des cinq sens ne fonctionne pas chez un malade, c'est qu'il est accaparé par un esprit du monde autre avec lequel il est en communication. Dès lors celui qui peut parler avec cet esprit pourra guérir le malade : le sens est relié à une partie de l'âme, partie capturée car accaparée par l'esprit. Par exemple, si un enfant est bègue, c'est précisément qu'il parle avec ce type de langage à un esprit particulier. Le tradipraticien va négocier avec l'esprit pour qu'il libère la partie de l'âme en relation avec le sens défaillant. Le tribut ayant été payé, l'enfant recouvre l'usage normal de la parole.


    2°) L'analogie


    C'est l'utilisation de proverbes, de métaphores, d'aphorismes, entrant dans ce que certains considèrent comme relevant de formes rhétoriques. Par l'utilisation de l'analogie, le tradipraticien conduit le patient à créer ses propres processus analogiques qu'il s'approprie et fait siens. Lié à une induction première proposée, voire imposée par le tradipraticien, ce mécanisme de raisonnement analogique poursuit son action sur une longue durée.




    Le tradipraticien, sorcier ou guérisseur, déclare généralement ne connaître que peu d'échec : si la cure ne fonctionne pas, c'est que les esprits ont refusé de communiquer avec lui, que la prescription thérapeutique n'a pas été convenablement accomplie par le patient, ou encore que le patient a plus de "pouvoir" que le tradipraticien. Dans ce cas, ce dernier ouvre une porte de sortie au patient, sans pour autant s'engager.


    Conclure sur un tel sujet semble relever de la gageure. Force est de constater que les thérapeutiques traditionnelles révèlent, en même temps qu'elles revoilent par un subtil jeu de masques, une réalité insondable et immuable. L'approche proposée ne saurait totalement rendre compte de la complexité d'un système élaboré par nos ancêtres, qui ont modélisé ce qu'ils ont cru apercevoir tant au niveau de la nature qui nous environne que d'un monde radicalement différent auquel ils ont eu accès.


    Que ce monde, qui peut sembler étrange et déroutant voire redoutable, ait une existence propre ou qu'il ne soit que l’émanation/perception de l'inconscient, le problème ne saurait être posé sous cette forme. Car ce que nous avons mis en exergue au niveau des origines mythiques et de la structure des techniques de thérapeutiques traditionnelles, les débouchés offerts, donnent matière à réflexion comme l'exprime Pierre Lieutaghi, ethnobotaniste, dans son ouvrage Les simples entre nature et société : " Il est très probable que la logique propre à la perception sensible, symbolique, du monde, a pu conduire à des savoirs que notre raison, figée dans sa propre logique, répugne à admettre ". A fortiori, l'étude menée à la lumière de la seule raison risque fort d'ignorer toute l'amplitude de ces mêmes savoirs, car elle reste soumise aux contingences socio-culturelles de celui qui la mène. Tout cela semble concourir, au-delà de l'apaisement de nos craintes, de nos maux, à une transformation radicale de notre nature, quel que soit le nom que les traditions lui donnent.


    Quoi qu'il en soit, l'héritage légué par nos pères, encore pour partie entre les mains de nos Anciens, n'attend que d'être recueilli et préservé avec soin en maintenant, autant que faire se peut, la transmission vivante. C'est un chemin qui a du cœur. Et, passant de l'horizontale à la verticale, peut-être y saura-t-on trouver un jour l'indispensable "échelle de Jacob" permettant le dépassement des conditionnements et redonnant à l'homme sa véritable dimension, son assise entre terre et ciel.



    (1) Rappelons que le terme si souvent utilisé de "personne" pour désigner un être humain vient du grec "prosopôn", de l’étrusque "phersu" et du latin "persona" et désigne très précisément le masque que portent les acteurs pour incarner les dieux dans l’enceinte du théâtre sacré.

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