Mode thérapeutique de la sorcellerie dans le système de croyances


  • L'action de sorcellerie et son mode thérapeutique s'accomplissent au travers de quatre personnages, qui sont :


    - la victime,

    - l'annonciateur,

    - l'agresseur, réel ou supposé,

    - le thérapeute (tradipraticien).

    D'autre part, le maléfice peut être initié aussi bien par le sorcier que par la victime.


    L'AGRESSEUR


    Dans le premier cas de figure, l'agresseur se désigne comme sorcier. Le pouvoir qu'il s'attribue en est tout naturellement renforcé : il ose le dire. Parfois, il a été surpris au cours de son action malfaisante : il ose le faire. Il s'agit avant tout de faire savoir qu'une action est entreprise à l'égard, à l'encontre de l'individu visé. "Il surprend sa victime comme un animal surprend sa proie (1)". Ceci impliquerait que l'action doit être vue ou que des paroles soient proférées, de telle manière que le destinataire en soit averti : "Quand on m'emmerde, je sais y faire (2)". Une telle parole constitue une déclaration de pouvoir sorcier. Déclaration inductive non spécifique, qui laisse en fait un vaste champ d'investigation quant aux évènements susceptibles de se dérouler et surtout d'être interprétés dans un proche avenir.


    Dans le deuxième cas de figure, les choses ne sont pas aussi tranchées : Un simple geste, une simple parole suffisent souvent à fournir une preuve jugée irréfutable : "Il a arraché une touffe d'herbe en passant dans mon champ, il a caressé la vache...". Parfois aussi, la victime a remarqué le comportement jugé anormal d'un voisin : "Il est venu me voir trois fois cette semaine, sous des prétextes futiles". "Il regarde toujours par ici en passant sur la route".


    Il peut arriver également que le soupçon se porte sur une personne, considérée par l'environnement social comme sorcière (3).


    L'agresseur peut être une personne humaine, un esprit, un mort ou un saint. Par là même, il dégage la responsabilité, du moins partiellement, de la victime : "Il a déplacé la borne du champ et l'autre s'est vengé..." - "Il n'est pas allé au pèlerinage annuel". - "Il n'a pas accompli les dernières volontés du défunt". Il convient ici de rappeler la distinction entre la personne porteuse du mauvais œil, responsable involontaire de malheur, et le sorcier accomplissant une action volontairement néfaste.


    LA VICTIME ET L’ANNONCIATEUR


    Elle constate qu'une succession de hasards malencontreux la frappe : deuils successifs, accidents divers, maladies inexpliquées, etc. C'est ce que j'appellerai le malheur répétitif, et qui constitue l'une des bases de la croyance en la sorcellerie. Il diffère considérablement du malheur ordinaire, qui n'est autre qu'un fait isolé auquel il n'est pas prêté de signification particulière. Souvent, il y a confirmation par un annonciateur extérieur à qui la victime s'est confiée, et qui par un jeu de suggestions, lui fait exprimer sa conviction intérieure.


    L'annonciateur est le plus souvent un témoin neutre, c'est-à-dire n'entrant pas dans le champ du conflit. Les cas les plus fréquents que j'ai rencontré d'annonces se font dans le cadre de conversations "de bistrot":

    "Comment ça va ?"

    "Ah, je te dis pas ce qui m'arrive…"

    Et la victime fait part de la succession de malheurs qui l'accablent.

    "C'est bizarre, tout ça… Tout ça en si peu de temps… Et tu trouves ça normal ?"

    La parole fatidique est lâchée. Le doute est introduit : et si tout cela n'était pas normal ?


    Bientôt, elle arrive à la conclusion qu'il ne peut s'agir que d'une action mal intentionnée que l'on dirige contre elle : "Ce n'est pas normal que toutes ces choses se soient produites dans un laps de temps si court". La victime, qui ne peut pour des raisons les plus diverses reconnaître sa responsabilité personnelle dans le malheur qui la frappe, devient plus particulièrement attentive aux signes : rêves, présence d'objets inhabituels ; elle peut aussi remarquer que telle personne vient la voir plus souvent que d'habitude : "Ils viennent constater la progression du mal". Le soupçon sur la nature particulière de ses déboires et sur leur origine probable se confirme alors.


    La victime s'adresse généralement en premier lieu aux gens du savoir : médecin, vétérinaire. Or ces derniers risquent fort de nier l'existence d'une série causale, et vont traiter les faits relevant de leur seul domaine de compétence. Si "ça ne fait pas", elle va s'adresser au curé qui, comme son nom l'indique, a charge de la cure d'âmes. La situation de ce personnage est des plus ambiguës : s'il accepte de traiter le cas, il en reconnaît au moins implicitement le caractère surnaturel. Il propose alors un traitement basé sur l'emploi de bénédictions, onctions, voire exorcismes relevant plus ou moins du rituel de l'Eglise catholique romaine. Si le résultat escompté est obtenu, c'est qu'il s'agissait d'un petit sort. En cas d'insuccès du prêtre, la victime et son entourage peuvent en tirer diverses conclusions : "que voulez-vous, les curés de maintenant n'ont plus la foi comme ceux d'avant", ou encore, "il vit dans le désordre" (entendons par là qu'il a une maîtresse), ou enfin conclure que le sort était trop puissant pour lui... De fait, le prêtre ne pratique pas le "retour à l'envoyeur", considéré comme la technique la plus efficace pour lever un maléfice.


    LE THERAPEUTE


    Ce personnage entre alors en jeu. Bien souvent, on le connaît par ouï-dire. Il va jouer à la fois un rôle psychologique et sociologique. En premier lieu, il confirme que la victime est effectivement "prise", sans pour autant donner plus de détails. Ceci permet au patient d'élaborer un sens, de choisir le sens nouveau à des faits relevant du psychisme, selon la technique de l'éventail, et d'après les propositions lancées par le tradipraticien. Ce travail, partant du plus général vers le plus spécifique et répondant à la question du pourquoi, s'effectue au niveau des croyances et valeurs de l'individu, par une succession de passages d'états sensoriels externes à des états internes et inversement. L'annonce "Vous êtes pris" va déclencher une série d'images, de souvenirs, que la partie concernée du patient choisit, car porteuse d'un sens nouveau, lui permettant de se reconnaître et d'être reconnue par son environnement.


    Puis le tradipraticien va nommer "Ce qui prend", lui donner un nom, en fonction des images culturelles proposées par le patient. Ainsi que je l'ai dit précédemment, l'identité présumée de l'agresseur ou sa désignation, en particulier si celui-ci n'est pas un être humain vivant, s'effectue par le moyen d'une méthode de divination appropriée (4). Le tradipraticien constitue en lui-même un état ressource, non en tant qu'individu, mais en tant que représentant de la tradition car il est relié, il a la connaissance, et il ne connaît pas d'échec. En termes de positions de perception, il est aussi celui en qui la partie concernée du patient peut s'associer pour observer, il est en position supposée distanciée.


    Par la suite, la cure va consister à trouver (matérialiser) un objet chargé, car porteur de la charge de sorcellerie et du poids moral de la partie, à l'identifier et à le vider de sa charge en la renvoyant là d'où elle vient, c'est-à-dire du monde humain vers le monde autre. Il y a basculement des positions de perception, la partie s'identifiant (association) tout d'abord au sorcier, puis passant du sorcier à l'objet, puis de l'objet au thérapeute par le moyen de la technique utilisée : le tradipraticien lève le sort, le terme lever signifiant ici mettre debout, redresser. Lorsque la partie


    concernée reconnaît l'objet maléficié, elle reconnaît l'intention, sa propre intention. Dans le cas où il ne serait pas possible de trouver l'objet chargé, le tradipraticien va en constituer un, plus puissant, dont la force annihilera les effets du sort. La cure par manipulation d'objet(s) consiste dans un premier temps, tout en reliant la victime à l'objet, à dissocier le symptôme (état présent) de tout ou partie de son être. Il s'agit là d'un principe à la base de tout rituel de transfert, se substituant à ce niveau de l'intervention à la notion de responsabilité personnelle, ce qui diffère sur bien des points des thérapeutiques classiques occidentales […].


    Puis intervient le rituel à proprement parler, rituel le plus souvent traumatique, qui induit une métamorphose : il s'inscrit dans une rupture du schéma de fonctionnement tant de la victime que de son entourage immédiat : briser les habitudes. Il s'effectue au travers de contraintes physiques et/ou spirituelles engendrant des implications et responsabilisations personnelles importantes (5) : le thérapeute agit ou, le plus souvent, commande au patient d'agir, et celui-ci passe alors au stade d'agent. Dans les deux cas, l'impact psychologique produit par le rituel basé sur des inductions consistant en un faire faire est considérable, et peut déterminer la guérison de la victime, à lui seul. Démembrement, dissolution, coagulation, séparation, recomposition, pris comme un jeu de dissociations, associations, permettent au patient agissant que se redécouvre l'intégrité de son identité, en travaillant à partir du cône d'appartenance. Le fonctionnement psychique est calé sur un cadre culturel traditionnel et structuré. Rappelons-le, le tradipraticien, par sa qualification, est habilité à donner un sens, à permettre son émergence. La procédure consiste à trouver un lieu, un lien, un état dans lequel le patient n'est pas, et où existe un sens. Externe pour le patient, interne pour le groupe d'appartenance, il laisse à l'individu le choix du sens, selon ses propres références culturelles, et l'amène à retrouver son identité d'être humain, en le reliant à ce qui est considéré comme relevant de l'ordre du non-humain.


    Tout ceci achevé, les "brèches" seront refermées le cas échéant par le port d'un talisman enfermé dans un sac. Il s'agit là de réécrire une nouvelle histoire par le biais d'une histoire mythique, puis de clôturer, d'envelopper, d'imprégner, de recouvrir, autrement dit de manifester la métamorphose.


    Lorsque la victime guérit, la désignation du coupable est considérée comme fondée. Le sorcier peut être contraint de renoncer à la sorcellerie, de quitter la communauté (avec ou sans violences), ou encore de devenir lui-même tradipraticien, car il est considéré comme étant déjà en contact avec le monde autre.


    (1) Zéphir, enquête HB/SEREST 1991

    (2) César, enquête HB/SEREST 1986

    (3) Jeanne Favret-Saada, dans ses ouvrages Les Mots, la Mort, les Sorts et Corps pour Corps, nie son existence en tant que telle. Pour elle, le sorcier ne peut être que désigné par l'environnement social. Cette opinion, fausse, comme le savent tous ceux qui ont également enquêté sur "ceux d'en face", semble la résultante d'appréhensions personnelles dont l'auteur parle en termes voilés dans ses ouvrages. Or, nier les faits n'évite pas de s'y laisser prendre, le cas échéant. Sur le terrain, on est souvent bien loin des rassurantes et raisonnables études structuralistes menées dans les laboratoires d'anthropologie.

    (4) Je mets de côté une catégorie de personnes qui tendent à concurrencer de nos jours, en occident, les tradipraticiens : les parapsychologues, qui cherchent à donner une explication rationnelle des phénomènes dont ils prétendent avoir été les témoins. Ils ne se placent pas dans la mentalité traditionnelle, et servent plutôt de relais dans une période transitoire entre le monde scientifique et celui des tradipraticiens. Ils n'apportent pas de solution dans les cas de figure qui nous intéressent.

    (5) Car c'est ici que la responsabilité personnelle entre en jeu.

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